dimanche 13 mai 2007

58 + Tanger :La plaza de toros


Les années cinquante. Tanger, ville internationale par excellence, est à un point culminant de son histoire. Capitale des arts, du spectacle et de la distraction la ville blanche se distingue aussi par sa forte prédominance espagnole. On se serait cru en Andalousie. D’ailleurs les gens du Sud marocain et les résidents à l’étranger, de passage par Tanger, s’exclamaient "Tanger… c’est l’Espagne…! Mais ce n’est pas le Maroc…". Il ne manquait à ce décor que l’ambiance des corridas si chères aux yeux des Espagnols, 50.000 à l’époque. Face à la forte demande de la communauté ibérique et des "aficionados" (amateurs), un projet de construction d’arènes qu’on appellera communément "plaza de toros" commence à voir le jour. En 1949, une entreprise espagnole, "Ingénierie et construction S.A", achète des terrains pour y construire les futures arènes de Tanger. Parmi ses actionnaires principaux, Moulay Ahmed Rissouni, caïd de Larache (fils du grand seigneur Moulay Ahmed, caid de tout le territoire Jbala en 1904) et Luisito Benaich. L’annonce de l’ouverture fut annoncée en grande pompe par la presse de l’époque et devint un sujet de prédilection dans les salons et rues du pays. Ce projet prit de plus en plus d’ampleur. D’ailleurs, on engagea un célèbre architecte espagnol pour concevoir les plans et suivre l’édification du bâtiment. Les arènes devaient être partagées en huit rangées de gradins et comptaient près de 11.500 places. Mulaz Perez, dans son dictionnaire des taureaux, dit de cette place qu’elle a coûté 12 millions de pesetas et occupe une superficie de 21.540 mètres carrés. Le 27 août 1950 eut lieu l’inauguration. Qui ne se souvient pas de cet événement exceptionnel. "C’était un jour inoubliable", nous dit-on. C’était un jour pas comme les autres. Toute la ville était en ébullition. Des kilomètres d’embouteillages, des caravanes entières prenaient la direction de la plaza. Dès le matin, très tôt, de ce dimanche d’août caniculaire, une foule imposante prit place autour des arènes. Vendeur de glaces, sandwichs, cireurs, journalistes, spectateurs et curieux étaient là. Les fréquences des trains et autobus venant d’autres villes ont été revues à la hausse. Idem pour les bateaux venant d’Algésiras. Une compagnie aérienne a même organisé un vol spécial Gibraltar-Tanger. La plaza de toros fut ce jour pleine à craquer. Plus de 11.500 personnes euphoriques avaient pris place dans les gradins. Parmi eux, l’ambassadeur d’Espagne, Don Cristobal del Castillo, qui insista sur l’importance de cette "plaza de toros" pour l’avenir artistique de la ville de Tanger. Cette première expérience fut un succès monstre. Dès lors, le dimanche est devenu un jour sacré. On se préparait au rendez-vous dominical dés le début de semaine. "La fête commençait une semaine avant, il fallait décider de ce qu’on allait mettre, la robe, la fleur, les bijoux". Étonnante l’ampleur qu’a prise la tauromachie à Tanger. Les amateurs de plus en plus nombreux affluaient chaque dimanche de toutes les villes du pays, ainsi que de la péninsule voisine. D’après les responsables financiers de l’époque, la tauromachie engrangeait une manne financière importante pour la ville. Les arènes de Tanger gagnaient en renommée. Les plus grands matadors venaient s’y produire d’une part pour la beauté du lieu, mais aussi pour la symbiose qui existe avec les spectateurs. "Toréer à la plaza de toros c’était magique, on ne pouvait manquer ça", confie un matador de l’époque. Dans les gradins, c’était l’euphorie. Les femmes sortaient leurs plus beaux attifements, les messieurs étaient gominés et bien rasés pour l’occasion. Des jarres de vins circulaient de part et d’autre dans une ambiance survoltée. C’était ça la corrida à Tanger. On n’y allait pas que pour le spectacle, mais aussi pour en créer. "On s’y rendait en groupe, pour faire partie de l’ambiance, chanter, boire du vin…".19h, fin de la corrida. Mais le spectacle se poursuit. Tanger est toujours en ébullition. La fête continue dans les rues de la ville. Les matadors sont portés en héros. Des soirées en leur honneur sont organisées et finissent très souvent au petit matin.Parmi les événements anecdotiques, l’un des plus surprenants est que dans la plaza de Tanger, s’est produite, pied à terre, Conchita Cintron, alors qu’en Espagne il était encore interdit que des femmes le fassent. Autre anecdote : Mohammed V, ayant assisté incognito à ce rendez-vous, a vu sa voiture tomber en panne en repartant. Certains témoins l’auraient vu entrain de la pousser lui-même pour la faire redémarrer.Les années se succédèrent avec un public toujours aussi présent et des matadors parmi les plus connus dans le monde ; on a ainsi pu admirer des Parrita, Calerito, Dominguin… En 1956, l’indépendance du pays vint interrompre ce spectacle. Il a fallu attendre le 12 juillet 1970, et de nouveaux promoteurs venus de Madrid, les frères Lozano, pour voir les arènes de Tanger rouvrir leurs portes au grand bonheur des aficionados. S’ensuivirent d’autres spectacles jusqu’au 4 octobre de la même année où fut organisée la dernière corrida en date. On y vit participer l’as des as, rien moins qu’El Cordobes. Le lendemain de cette clôture imprévue, les gens ont fait la queue devant les boucheries qui vendaient la viande des taureaux tués par l’inégalable El Cordobes.La ville de Tanger ressentit comme cette fermeture comme une trahison . "On a été leurré, on n’a même pas vu le coup venir", nous raconte Faouzi Kouch, propriétaire d’un hôtel à Tanger, ayant assisté à ce dernier spectacle. Il insiste, l’air triste et nostalgique, sur l’importance qu’avaient les arènes sur la vie des Tangérois. "C’était un lieu de retrouvailles. Aujourd’hui on ne se rencontre qu’aux funérailles". La plupart des Tangérois interrogés y voient une décision purement politique et symbolique : "Nos gouvernants ont toujours voulu sevrer les gens du Nord". D’autres avancent le dégoût qu’avait Hassan II pour ce genre de spectacle. "Il ne supportait pas cette boucherie", avouera un de ses proches.