mercredi 23 mai 2007

18 + Tanger : Abdallah GUENNOUN 1910-1989


Théologien, responsable politique, historien, écrivain, poète, militant nationaliste et associatif, fondateur d'écoles, d'instituts d'études et de bibliothèques, membre des plus hautes instances marocaines et toujours distant du pouvoir, Si Abdallah Guennoun est la personnalité la plus emblématique de Tanger au XXème siècle. Personnalité méconnue du grand public, il a joué un rôle hors du commun dans la vie politique et intellectuelle de Tanger et du Maroc. Il est par ailleurs reconnu dans l'ensemble des pays arabes et musulmans.
Fuyant Fès pour la Mecque, il est resté bloqué à Tanger, à l'époque port d'embarquement pour la pèlerinage du Hadj. Cette ville libre grâce à son statut international devint la sienne et le théâtre de ses activités. Livres, journaux, correspondance … le jeune Guennoun va se former en autodidacte et en langue arabe. Il étudia le Coran et le Fiqh avec son père et son oncle et surtout côtoya les grands savants de l'époque qui transitaient tous par Tanger. Guennoun s'intéressa aussi à ce qu'apprenaient les jeunes gens de son époque dans les différentes légations étrangères de Tanger. Il accéda, via des traductions égyptiennes et libanaises, aux classiques occidentaux : Tolstoï, Shakespeare, Hugo, Rousseau, Goethe, Mirabeau … Sa liberté d'autodidacte lui a permis d'échapper aux clans et chapelles des filières académiques.
Si Abdallah Guennoun illustre au plus haut niveau l'autre culture tangéroise, celle dont on ne parle jamais dans les publications internationales, la culture arabo-islamique de Tanger. Comme le dit Mohammed Tozy : " Si Abdallah Guennoun (…) figure emblématique de cette culture tangéroise vouée à l'ignorance et à l'oubli (…). Mais il n'est pas le seul, car paradoxalement cette cité cosmopolite ouverte sur la mer et sur l'étranger est aussi un des bastions de la civilisation arabo-musulmane et de la littérature arabe. "
On ne peut comprendre le trajet de Guennoun que si on le replace dans le contexte où il a grandi. Le Maroc est un protectorat européen. Grâce à son installation à Tanger, il a pu se frotter à la culture occidentale dont il a pu apprécier la puissance. Comme beaucoup d'intellectuels marocains de l'époque, il a choisi de lutter pour l'indépendance de son pays. Il l'a fait avec ses moyens à lui : la théologie et la littérature. C'est pour cette raison qu'il rallia le mouvement salafiste qui lui permettait de parler politique d'une manière religieuse. Ce courant religieux réformiste, né en Egypte au XIXème siècle irriguait tous les mouvements nationaux des pays arabes confrontés à la colonisation européenne. Il se détourna plus tard de ce mouvement quand celui-ci devint, pour des raisons conjoncturelles, un dogme de plus, incarnant une orthodoxie exclusive et intolérante.
Il fut un créateur infatigable d'institutions. L'association tangéroise musulmane de bienfaisance avait pour objectif de contrer l'infiltration de valeurs étrangères au sein de la société tangéroise. Il a tenté de théoriser la poussée colonialiste et comme à son habitude associa l'action à la réflexion en créant une école libre pour diffuser ses idées nationalistes en 1936 : l'Ecole Musulmane Libre. Cette école ne lui donnant pas entière satisfaction, il créa un Institut d'études religieuses en 1945 (l'Institut Islamique) toujours avec l'objectif de défendre les tangérois contre les excès de la colonisation. En 1985, il fit donation de sa bibliothèque personnelle à la ville de Tanger.
Au plan national, il a dirigé le Comité d'Action Marocaine jusqu'à la scission de 1937 entre Mohammad Hassan Ouazzani et Allal El Fassi. En 1940, il a rejoint le parti national pour la réalisation du plan des réformes. Il a également représenté l'Association des Etudiants Musulmans Nord-Africains à Paris.
Son ouverture sur le monde lui a permis de jouer un rôle d'intermédiaire obligatoire entre tous les intellectuels marocains de l'intérieur et de l'étranger.
Guennoun a été investi de sa charge de 'Alim, lettré musulman impliqué dans la vie sociale de ses coreligionnaires mais également dans la vie politique de son pays. Abdallah Guennoun exerça son magistère au plus haut niveau et avec la plus haute intégrité. En 1961, il fut le premier chef de la Ligue des Oulémas du Maroc qui venait d'être créée. Il assumera sa charge pendant trente ans. Guennoun sera très proche du pouvoir sans jamais s'en mêler. Il assura ses fonctions de conseil et sut prendre ses distances quand il était en désaccord. Toute sa vie, il a cultivé cette dualité dans sa vie publique : membre du Conseil du Trône mais Secrétaire Général de la Rabita des Oulémas, collaborateur de la Revue du ministère des affaires religieuses mais animateur principal du très critique Al-Mithâq.
Il fut également le premier Gouverneur de Tanger après l'indépendance en 1956.
Si Abdallah Guennoun était également un essayiste de grande ampleur. Il publia entre 1927 et 1928 une monographie d'un Maroc patriotique intitulée " An Nubûgh Al Maghribi " (Le Génie Marocain) où il met en valeur l'excellence de la pensée et de la littérature marocaines. Il a été membre des plus grandes universités arabes : Le Caire, Damas, Bagdad, Amman.
Au-delà de la dimension intellectuelle du 'Alim, l'humanité du personnage en fait une source d'inspiration permanente : humour, distance, modération. Il disait que la fonction des Oulémas était périlleuse pour la liberté. S'il s'est approché du pouvoir pour servir la cause nationale, il s'est toujours méfié des excès de tous les pouvoirs qu'il soient politiques ou religieux. De tels hommes sont rares. Ils ne sont jamais cités en exemple par ceux qui aspirent à exercer une quelconque autorité sur les autres.
Abdallah Guennoun a été un passeur, un honnête homme reflétant par sa vie le rôle de Tanger. Un entre-deux mondes, terroir fertile d'intellectuels se nourrissant du dialogues des cultures qui la traversent depuis toujours, sans jamais renier leur authenticité.
Sidi Abdallah Guennoun est un homme précieux. Puisse son exemple être suivi.
(Né en 1908 à Fès - Mort le 9 Juillet 1989 à Tanger)